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Voici une publication parue dans le Année 2000 Volume 70 Numéro 1 pp. 197-220.  A lire pour comprendre ce phénomène de l'esclavage arabe en Afrique de l'est que l'on voudrait soustraire de l'histoire.  Ahmed Bachir dit Bola analyse avec acuité le rétablissement de l'esclavage au Soudan.

 

Ahmed BACHIR dit BOLA

Soudan : les séquelles de la honte

La résurgence de la pratique de l'esclavage au Soudan a été dénoncée pour la première fois par deux universitaires soudanais, Ushari Ahmed Mahmoud et Suleyman Baldo (1987). Ils enquêtaient alors sur un massacre perpétré par des « Arabes » Rizeigat l contre la population dinka 2 de la ville d'al-Di'ein (Nord du Bahr al-Ghazal) capitale des Rizeigat. Cette « découverte » fit scandale et déclencha un débat virulent dans les milieux politiques et intellectuels, où s'affrontaient trois camps. Le premier regroupait des éléments de gauche et des libéraux qui soutenaient la thèse des deux enquêteurs et qui voyaient dans la résurgence de la pratique de l'esclavage un signe de grave violation des droits de l'homme et du citoyen et, par conséquent, un danger majeur pour l'unité nationale. Ils accusaient le gouvernement (de M. al-Sadiq al-Mahdi) de complicité. Le deuxième camp réunissait ceux qui niaient catégoriquement l'existence d'une telle pratique et qui traitaient les deux universitaires de « valets des cercles évangéliques de l'occident impérialiste ». Le troisième camp enfin rassemblait ceux qui recherchaient une explication conciliante permettant de satisfaire tout le monde : en condamnant les massacres et les « pratiques désolantes qui en résultent », tout en refusant d'appeler ces « pratiques » par leur nom, l'esclavage. À la tête de ces derniers se trouvait M. al-Sadiq al-Mahdi alors premier ministre. Dans un premier temps, M. al-Mahdi — mais il n'était pas le seul — désigna ces pratiques d'un euphémisme : « captures intertribale ». Il tendait à expliquer ce comportement, de la part des Rizeigat, par un désir de vengeance suscité par les agressions de la Sudanese People's Liberation Army de John Garang (Deng 1995). Finalement, accablé de critiques, il finit par employer la formule, « esclavage tribal réciproque ». Rien d'étonnant alors à ce que le parlement, au sein duquel son parti (Umma) était majoritaire, rejeta une proposition visant à constituer une commission d'enquête sur le massacre et le phénomène de l'esclavage. C'est ainsi que les coupables ne furent jamais sanctionnés.

Mais il y a plus. De nombreux indices suggèrent en effet, que certaines personnalités au sein du parti Umma, et le gouvernement lui-même, étaient directement impliqués dans le processus d'escalade des conflits entre les « Arabes » Baggara, éleveurs de bovins, et leurs voisins les Dinka 3. Ces conflits sont récurrents et liés à des problèmes concernant les pâturages. Mais les pouvoirs des élites arabo-islamistes avaient pris l'habitude d'« utiliser » les tribus Baggara dans leur effort de guerre contre les rebelles du Sud. Vers la fin de son règne, le général Djaarar Nimeiry s'était efforcé de se servir des « corps armés » traditionnels des Baggara face aux forces de John Garang, le chef des rebelles sudistes, qui, en 1983, déclara la guerre au régime. Nimeiry fournit aux Baggara des armes « plus sophistiquées » et rendit légales leurs agressions contre les Dinka. Après la chute du dictateur, le gouvernement de Sadiq al-Mahdi, élu premier ministre en 1986, poursuivit la même politique : dès la fin de 1986, des rumeurs s'élevaient dans les cercles politiques et intellectuels de l'opposition de gauche, pour dénoncer et condamner la création par le gouvernement de « milices » recrutées parmi certaines tribus Baggara (Rizeigat et Misseiriya), que l'on appela désormais Qouate-al-Marahil (« forces nomades »).

 

L'enquête conduite par nos deux collègues a donc confirmé ces « rumeurs ». Cependant nous pensons, avec l'anthropologue et écrivain soudanais Abdullahi Ali Ibrahim (1995 : 102), que Ushari et Baldo ont eu tort de réduire les corps armés des Rizeigat (et des Misseiriya) à de simples instruments créés et manipulés par le gouvernement. C'est ignorer que ces voisins des Dinka ont leurs propres intérêts et leurs propres structures stratégiques et tactiques, politiques et militaires pour défendre leurs intérêts. Ces « corps armés » existent en effet depuis longtemps au sein des tribus soudanaises. Ils portent un nom spécifique dans la terminologie tribale : al-Ouqada chez les Misseiriya et al-Firssan chez les Rizeigat (les « cavaliers » dans l'un et l'autre cas). La tribu les forme et les entraîne en tant que partie intégrante de ses structures de survie, peut-être même la plus importante. Leur fonction consiste à défendre la tribu lorsqu'elle subit des agressions, et à attaquer les autres tribus lorsqu'elle a des ambitions expansionnistes ou autres. On verra donc que le « gouvernement », pour aussi responsable qu'il soit, n'a pas inventé ces forces. Nous ne souscrivons pas non plus à l'appellation « milices » utilisées par nos collègues, comme par d'autres auteurs, pour désigner ces corps armés. Le terme « milices » évacue le concept même de ces corps armés tribaux, leurs contenus, leurs connotations et leurs contextes historiques, et n'aide donc pas à bien comprendre leurs ultimes développements dans de nouveaux contextes socio-historiques auxquels ils s'adaptent. Cela renvoie, comme le dit Ibrahim (1995 : 105), à « ce vieux problème de l'anthropologie que l'on appelle la "traduction de la culture" », et il ajoute : « le terme "milices", tout à fait étranger [au contexte tribal], pourrait amener à penser que seul le gouvernement est capable de créer des "milices", comme si les tribus en question se présentaient les mains vides de tout système de défense ou d'agression, ces systèmes auxquels elles ont [pourtant] recours chaque fois que l'État se trouve dans une situation de décomposition, comme c'est le cas dans l'actuelle décennie. » C'est pourquoi ni le général Nimeiry, ni al-Sadiq, ni l'actuel régime islamiste n'ont « créé » ces milices comme on a tendance à le croire.

Campagne anti-esclavagiste des chretiens militants et des mass-media occidentaux : oui à la solidarité, non aux malentendus

En 1995, le phénomène de la mise en esclavage de Dinka par des Rizeigat commençait à prendre de l'ampleur dans les mass-media occidentaux4 et, surtout, dans les programmes des organisations de chrétiens militants comme le constate Alex de Waal (1997 : 55) : « Les raisons ne reposent pas sur de nouvelles informations (même s'il y en a), ni sur un accroissement de l'asservissement — ce phénomène est aujourd'hui certainement à un niveau plus bas que dans les années 80 — mais sur les intérêts d'organisations étrangères. Aux États Unis, cela devint manifeste après la visite de Louis Farrakhan, dirigeant de la Nation of Islam, au Soudan où il dénonça les allégations sur l'esclavage. Les nombreux critiques américains de Farrakhan voulaient montrer la fausseté de ses thèses pour endiguer les sympathies dont il jouissait parmi les Afro-Américains. Ils utilisèrent donc l'accusation d'esclavagisme. Louis Farrakhan dénonça avec fureur ses opposants, en affirmant qu'ils étaient les véritables esclaves. L'esclavage devint ainsi le thème d'une guerre par procuration entre adversaires politiques aux États Unis. »

Nous n'adoptons pas ce jugement d'Alex de Waal concernant les motifs des défenseurs chrétiens américains des victimes de l'esclavage au Soudan. Nous le trouvons même un peu injuste. Rien ne nous autorise à mettre en cause leur sincérité. Cependant, nous pensons que leur lecture du phénomène de la résurgence de l'esclavage « au Soudan » relève d'une grande naïveté et d'un grand simplisme. Or, le simplisme semble être le facteur commun caractérisant la plupart des thèses avancées à ce sujet, y compris certaines thèses des « spécialistes du Soudan ». Il s'agit en fait d'une erreur de méthode et peut-être même d'une erreur d'intentions : l'approche « chrétienne militante » relève plus de la morale (ou du sentiment de compassion) que de l'analyse socio-culturelle et socio-historique du phénomène, et certains « spécialistes » négligent souvent les fils subtils qui tissent la vie socio-culturelle du pays. Mais il y a plus important encore. Ils nous semblent peu ou pas du tout concernés par la recherche d'une compréhension du problème, par le soucis d'aider à trouver des solutions autres que la séparation des deux parties, par le refus de la rupture. Nous tenterons donc de situer le problème de la résurgence de l'esclavage dans son contexte socio-historique et socio-culturel en souhaitant participer à une meilleure compréhension de son extrême complexité.

Aperçus socio-historique de l'esclavage au Soudan

Comme beaucoup d'autres pays, le Soudan semble avoir connu le phénomène de l'esclavage depuis l'Antiquité. Les éléments « prouvant » l'existence de cette pratique dans l'empire méroétique (400 av. notre ère) ne sont pas à exclure, bien que nous partagions avec Nugud (1995 : 21-23) l'extrême prudence que demande le traitement de cette question, faute de preuves concrètes (notamment, la langue méroétique n'a toujours pas été déchiffrée).

Les preuves sont plus solides quant à l'existence de la pratique de l'esclavage dans les royaumes chrétiens de la Nubie soudanaise (ibid. : 24-29). Dans le Royaume bleu (ayant Sinnar comme capitale), tellement idéalisé par nos poètes et les théoriciens nationalistes arabo-islamistes , l'esclavage, dont les noirs négroïdes étaient les principales victimes, était courant. Le marché aux esclaves se tenait au sein même de la capitale. Remarquons que les maîtres du Royaume bleu, les Fundj, étaient eux- mêmes largement d'origine négroïde, bien que revendiquant un arbre généalogique arabe (leur mythe d'origine en fait des Omayyades). Mêmes les saints (mystiques), religieux musulmans, possédaient des esclaves (Deifallah 1974).

L'aspect sans doute le plus significatif de la complexité de la question de l'esclavage au Soudan historique, c'est son existence à rencontre des négro-soudanais dans les royaumes Fur dont pourtant l'appartenance négro-africaine ne fait aucun doute. Cependant, nous sommes d'accord avec Nugud lorsqu'il affirme que « le point culminant » de l'histoire de l'esclavage au Soudan est l'époque de Muhammad Ali, le gouverneur turc de l'Egypte. Celui-ci avait des buts clairs lors de sa conquête du Soudan, en 1821 : sans doute voulait-il s'accaparer l'or et l'ivoire, mais il désirait avant tout pour son armée ces « excellents guerriers » qu'étaient les « esclaves noirs ».

À l'époque Mahdiste (époque également beaucoup trop idéalisée par les chantres soudanais de l'arabo-islamisme, même les plus éclairés), on n'a pas trouvé indigne de suivre les devanciers « étrangers » (Turcs) ou autochtones (propriétaires ou commerçants soudanais d'esclaves). Les réserves de la religion musulmane à l'égard de l'esclavage n'ont guère inspiré à ce « révolutionnaire » religieux que fut le Mahdi, une position critique et libératrice vis-à-vis de l'esclavage. En fait, il se contenta d'appeler ses disciples à bien traiter leurs esclaves (Abu Salym 1969).

À l'époque coloniale l'esclavage a été officiellement interdit. Pourtant nous pensons avec Alex de Waal ( 1 997 : 5 1 ) que « les Anglais n'appliquèrent jamais de façon systématique le décret de 1898 émancipant les esclaves ». Ils étaient toujours prêts, à des fins politiques, à transiger avec leurs « principes » anti-esclavagistes, comme le montre Nugud (1995 : 363-364). Mais les Anglais répondaient alors aux pressions ou, plutôt, aux sollicitations des grands propriétaires d'esclaves téléguidés par les trois principaux chefs de confréries religieuses MM. Ali al-Mirgani, Abd al-Rahman al-Mahdi et al-Sharif Hussein ai-Hindi. En mars 1925, ils présentèrent un mémorandum revendiquant « plus de souplesse et de prudence dans le processus d'émancipation des esclaves » car, selon eux, « les esclaves qui travaillent la terre au Soudan ne sont que des partenaires [...] et ne sont pas des esclaves dans le sens généralement accepté ». Les chefs de confréries concluaient : « Si la politique d'encouragement des esclaves à abandonner le travail de la terre continue, il n'en résultera qu'un grand mal » (Nugud ibid : 364).

Seul le mouvement connu dans l'histoire récente du Soudan d'avant l'indépendance sous le nom de Mouvement du drapeau blanc prit une position honorable vis-à-vis de l'esclavage. Les tenants de ce mouvement se définissaient comme « uniquement Soudanais », quelle que soit leur appartenance ethnique ou tribale. Ce n'est pas la moindre originalité de leur position à l'égard de l'esclavage que d'avoir choisi un descendant d'esclaves, voire même un « esclave » selon les normes de l'époque, Ali Abdallatif, comme dirigeant de leur mouvement. Ils trouvaient en lui le symbole et le héros national qu'ils souhaitaient. Outre le leadership, d'autres descendants d'esclaves occupaient des places éminentes dans ce mouvement. Ainsi Abdel Fadiyl Almaz, qui fut le leader de l'aile militaire de l'insurrection de 1924 organisée par le mouvement. Ali Abdallatif et Abdel Almaz figurent désormais parmi les symboles les plus éminents du mouvement de libération politique et sociale soudanais 6.

Les Anglais ayant réussi à liquider le mouvement des radicaux, on assista à l'indépendance à l'avènement au pouvoir des « modérés ». Ils y arrivèrent en s'alliant aux grands chefs des confréries religieuses, dont on a vu les médiocres prises de positions à l'égard de l'esclavage. Désormais, on ruse avec les droits des « minorités » négro-africaines jadis la cible de la chasse aux esclaves. Finalement, dans les quarante dernières années, on n'a trouvé qu'une seule solution pour répondre à leurs revendications sur l'égalité dans la citoyenneté : la guerre. Il serait pourtant injuste de ne pas mentionner les protestations contre cette politique émanant de certaines personnalités politiques et d'intellectuels au sein de cette alliance même. Certes, ils étaient peu nombreux ; mais si aujourd'hui on peut parler d'un grand réveil de la conscience nationale vis-à-vis des problèmes de citoyenneté et de respect des différences, on le doit en partie aux courageuses prises de positions de ces personnalités. Citons, par exemple, MM. Abdalla Abd al-Rahman Nugdalla (de la confrérie Ansar parti Umma), Hassan Babikir (Parti national unioniste) et Ali Abd al-Rahaman (Parti unioniste démocratique). Mais, le principal foyer de résistance à la politique de discrimination raciale et aux inégalités émanant d'une idéologie aux fondements esclavagistes, était et reste encore la gauche sociale-démocrate et communiste.

En définitive, depuis l'indépendance, l'abolition juridique de l'esclavage, en tant qu'institution, est strictement respectée. Le fait de traiter quelqu'un d'« esclave » (abid) est interdit par la loi et sanctionné de six mois  de prison ferme. Cependant, parler d'abolition juridique ne signifie pas abolition culturelle, intellectuelle et psychologique des empreintes et des séquelles du phénomène.

Contexte socio-culturel des séquelles de l'esclavage

Sur le plan socio-culturel on peut dire que l'idéologie esclavagiste reste largement « intacte », notamment dans les zones mentionnées infra, et s'exprime dans la signification arabe soudanaise des mots abid (« esclave », pi. abiyd) et khadim (forme féminine, pi. khadam). Ces termes ne renvoient pas, dans le contexte soudanais, à une situation sociale, mais à des caractères physiques : les termes abid et khadim désignent une personne négroïde. Celle-ci est considérée comme esclave en raison de sa seule apparence physique, de ses caractéristiques corporelles mêmes. Ces critères ne sont pas uniquement ceux de la culture arabe soudanaise, mais de toutes les cultures soudanaises dont les tenants se considèrent comme huriyn (ou ahrar), soit littéralement les « gens libres », mais qui désigne en réalité, dans le contexte socio-culturel Nord-soudanais, des « non négroïdes », comme les Bija et les Nubiens. Rien ne peut épargner à une personne d'origine négroïde d'être qualifiée de l'épithète abid, même quand elle est de religion musulmane. De fait les Fur, par exemple, pourtant musulmans conformistes pour la plupart, sont considérés comme « esclaves ».

Autrefois, on distinguait entre un « esclave effectif » et un « esclave non-effectif » en utilisant les expressions respectives abd issyad (« esclave à maîtres ») et abid matlouq ou abidkhala (« esclave non capturé »). Dans le premier cas, on désignait par là un nègre effectivement soumis à l'esclavage et, dans le deuxième, on nommait ainsi un nègre n'ayant pas connu d'esclavage effectif. La discrimination raciale envers les négroïdes se reflétait sur tous les plans dans le domaine culturel. Par exemple, sur le plan linguistique, les Arabes considéraient toutes les autres langues comme loughat al-a'djam (litt. « langues de non parlants »), mais ce sont surtout les langues négro- africaines qui incitaient le plus à la moquerie des arabophones soudanais. On désigne ces langues par l'expression rutanat abiyd, littéralement le « baragouin des esclaves ». C'est-à-dire qu'elles sont vues comme les pires des langues des non-parlants (loughat al-a'djam). Un livre intitulé Les vérités essentielles, publié par le ministère de l'Information à l'époque du général Abboud (1958-1964), à l'occasion de la première insurrection sudiste, affirmait que « la contribution des langues locales n'a pas d'importance » et que « leur patrimoine est très pauvre par rapport au formidable patrimoine culturel de la langue arabe ».

L'appellation officielle consacrée aux religions des Soudanais non- musulmans était, jusqu'aux années soixante, celle de kourafat et chawaza (« superstitions »). Et ceci est aussi vrai parfois dans les milieux de l'intelligentsia de gauche. C'est seulement sous les coups des canons, que l'on a finalement appelé ces religions les « respectables croyances africaines ».

Jusque vers les années cinquante, une personne d'origine négroïde était encore ouvertement traitée d'inférieure dans les relations quotidiennes. Mais, il existait différents niveaux de considération sociale : les descendants des esclaves affranchis que l'on désignait par le terme abiyd al-balad (litt. « esclaves du pays »), pour signifier qu'ils avaient été élevés dans la société arabo-musulmane du Nord, étaient moins discriminés que les al-abyd al-mataliq (négroïdes non capturés) immigrants d'autres parties du pays. Ceux-là étaient regardés comme des esclaves bruts, non civilisés, qui ne différaient pas beaucoup des animaux.

On ne fréquentait que les « esclaves du pays ». On les invitait aux différentes cérémonies, mais cependant ils restaient des esclaves, même aux yeux de ceux qui nouaient avec eux des relations amicales. Lorsqu'un « esclave du pays » était réputé bon, généreux, courageux ou intelligent, on disait de lui : « Hélas, il ne mérite pas d'être esclave » ; ou bien : « C'est un esclave, mais son comportement est celui des huriyn ("libres") ».

Quant aux « esclaves bruts », ils vivaient jusqu'aux années soixante dans des « quartiers » à part. Encore aujourd'hui, bien qu'ils soient acceptés à tous les niveaux du tissu urbain, ils vivent en majorité aux marges des centres urbains, voire dans des bidonvilles. On ne les fréquentait guère, et on les regardait comme des êtres bizarres, ambigus et sauvages. Si les agressions physiques contre eux étaient rares, les agressions verbales faisaient partie intégrante du langage quotidien. Certes, certains pouvaient éprouver de la sympathie à leur égard, mais seulement en tant que pauvres « primitifs ». Les mots abid et khadim, malgré l'interdit officiel, étaient (nous craignons qu'il ne le soit encore) d'usage courant, surtout en cas de querelle ou de conflit. Ces termes faisaient aussi partie du vocabulaire descriptif permettant de désigner une personne négroïde.

Les travaux domestiques leur sont encore largement réservés, et les mots khadam ou khadama (serviteurs et servantes) renvoient invariablement à une personne d'origine sudiste, nouba, fur (fore dans sa prononciation locale). Les domestiques pouvaient être parfois Beni'Aamir, Érythréens ou Éthiopiens, à une différence près : ayant des traits « non-négroïdes », ils n'étaient jamais considérés comme des esclaves. L'asservissement des négroïdes dans les travaux domestiques trouvait même son expression dans le plan des habitations gouvernementales : une chambre réservée au serviteur ou à la servante était aménagée dans les maisons des fonctionnaires du gouvernement. L'appellation odt al-khadam(a) « chambre du serviteur ou de la servante » renvoyait ainsi automatiquement à une personne négroïde. Le problème du mariage, souvent évoqué par les Sudistes, n'est pas « inessentiel ». Ce n'est pas non plus quelque chose qui relèverait du « domaine du choix personnel », comme voudraient le faire croire certains idéologues nordistes. En fait, il y a une quarantaine d'années, ce choix n'était même pas du domaine du pensable, alors que les codes sociaux et religieux interdisaient, sanctionnaient et ridiculisaient le mariage entre les « filles des Arabes » et les garçons d'origines négroïdes. Lorsqu'un jeune homme « arabe », étranger à la famille, prétendait se marier à une fille « arabe », on enquêtait sur ses origines pour s'assurer qu'il n'avait pas, cachée quelque part, une iriq (« racine ») servile (lire négroïde). On déclinait son arbre généalogique jusqu'à ses ancêtres les plus reculés. À l'inverse, les mariages entre hommes arabes et femmes négroïdes n'étaient pas rares, surtout dans les zones frontalières entre « Arabes » et « Africains » soudanais. Certes, ces mariages ne provoquaient pas la joie des familles chez les populations « non négroïdes » du Nord-Soudan, y compris d'ailleurs chez les non-arabes (Bija, Nubiens, etc.)

Ferments d'un changement possible

Aussi sombre qu'elle soit, cette situation historique n'a jamais totalement résisté au changement. Dans les milieux « éclairés » (intellectuels, syndicaux, politiques) des traditions critiques et auto-critiques de l'histoire de l'esclavage et de la discrimination raciale n'ont jamais cessé de se développer et de se radicaliser. Des appels à la solidarité syndicale, sans considérations ethniques ou régionales, se sont fait entendre dès les années 1950. Une grande estime à l'égard des arts et des traditions culturelles des populations africaines soudanaises s'est de plus en plus manifestée. Des intellectuels et des créateurs nord-soudanais ont commencé à revendiquer solennellement des racines nègres dans leur composition ethno-culturelle . Les mariages entre garçons « arabes » et filles d'origine négroïde ne font plus scandale dans certaines familles éclairées. Nombreux sont les enfants nord- soudanais qui ne comprennent pas aujourd'hui la signification exacte du terme « esclave », etc. Pourtant, on est assez loin d'un « retour à la normale », comme le prétendent certains idéologues arabo-islamistes ou nationalistes « romantiques ». L'embellie ne dépasse pas quelques cercles intellectuels, politiques et syndicaux de l'élite libérale et de gauche, et l'héritage des stéréotypes et de l'aliénation reste encore très lourd dans certaines zones rurales. Pourtant l'esclavage en tant que système, en tant qu'institution, est bien définitivement aboli. Il n'en subsiste que des séquelles et de rares emprunts, dont les atroces pratiques dans les zones séparant les Baggara et les Dinka.

Le contexte, on le voit, est d'une grande complexité. Or, c'est seulement en en tenant compte que l'on peut aborder la question de la résurgence de l'esclavage dans certaines zones, au risque sinon de ne produire qu'un discours moral, creux et abstrait.

Manifestations actuelles de l'esclavage : quelle nature ? quelles limites ?

Les cas de capture et d'asservissement entre les Baggara et les Dinka datent de plusieurs décennies, malgré des périodes de réconciliations, de bon voisinage, voire d'alliances, d'amitié et d'intermariages qui scandaient leurs relations (Deng 1995 : 27). Ces captures ne s'effectuaient pas d'un seul coté. Dans son livre Le problème du Sud-Soudan, l'éminent politicien dinka Abel Aleir, ne nie pas la possibilité de l'existence de cas de captures et d'enlèvements commis contre les Baggara (Rizeigat et Misseiriya) par « les » Dinka. Il écrit (1992 : 271) : « Certaines sources de [ces] derniers avouent qu'ils avaient commis contre les Baggara des atrocités semblables à celles que ceux-là commettaient contre eux. Mais il était clair que [les sources dinka] essayaient d'esquiver le sujet en donnant des réponses peu claires et peu précises à ce genre de questions ». De leur coté, le professeur Francis Deng et le fils de l'ancien chef dinka ngok (Deng Madjok) — qui est aussi un eminent anthropologue et un spécialiste de la question dinka — , mettent en évidence le fait que les Dinka avaient pratiqué la capture et l'asservissement des Arabes Baggara. Dans un entretien qu'il a eu avec un chef traditionnel dinka (Gredeth), celui-ci, à la question de savoir si les Dinka avaient jamais enlevé des Arabes pendant cette guerre esclavagiste, répondait : « Ah, oui, beaucoup d'entre eux vivent aujourd'hui dans les territoires dinka [...] de nombreux Dinka sont des descendants des Arabes [...] il y en a beaucoup, certains sont des captifs de guerre, des hommes des femmes [...] et des enfants que les parents ont laissés derrière eux, des Dinka les ont pris et les ont amenés [avec eux] » (Deng 1995 : 114). Mais Deng tend à minimiser l'aspect dégradant de la pratique de capture et d'asservissement des Baggara par les Dinka, il affirme que « les Dinka traitent leurs captifs comme des membres à part entière de la tribu. Ils jouissaient de tous les droits des Dinka » (ibid. : 60-100) 9. Deng « oublie » cependant que ces captifs Baggara étaient retenus de force et privés de tout autre choix. Ils étaient « intégrés » dans la société dinka contre leur gré. Mais il est vrai aussi que les Dinka ne considèrent pas leurs captifs comme des esclaves par nature.

Les défenseurs du point de vue Rizeigat lors du débat à propos du rapport de nos deux collègues, Ushari et Baldo, parlaient de captifs Baggara soumis à l'esclavage par les Dinka. Ces derniers leur auraient fait subir des rites d'initiation dinka : on leur aurait arraché les dents et fait des scarifications frontales, spécifiques des Dinka. Ces faits se seraient produits en 1910, en 1914 et en 1964. Des auteurs Rizeigat affirmèrent même lors de ce débat que les « Dinka gardent depuis 1984 des esclaves Rizeigat » (Hamid et al. 1987 : 20). Rien n'est plus éloigné de notre intention que de dire : « on est quitte, puisque l'esclavage est un fait réciproque » comme l'affirment les mêmes idéologues arabo-islamistes ou nationalistes. Nous voulons montrer qu'il ne s'agit pas d'un simple crime de nature judiciaire, mais d'une tragédie sociale et humaine relevant d'une aliénation et d'une absurdité totales. La pratique de l'esclavage « camouflé » et « à petite échelle » n'a donc jamais tout à fait disparu dans le Soudan de l'après indépendance.

Allégations concernant l'esclavage sous le régime actuel : la part de la vérité

Quant aux allégations actuelles d'esclavagisme pratiqué par les Baggara à rencontre des Dinka, on ne saurait les nier. Les preuves et les témoignages en sont multiples. Les témoignages les plus récents ont été recueillis par deux membres de la section de l'Organisation des droits de l'homme au Caire, le Dr. Hamoda Fath al- Rahman (secrétaire général) et M. Abdon Agaw (vice-président). Ils se sont rendus sur les lieux, et ont réalisé une documentation filmée et sonore. Les deux enquêteurs ont rédigé un rapport résumant ainsi les faits :

— L'esclavage devient un phénomène de plus en plus inquiétant d'autant plus que sa pratique s'élargit considérablement sous le régime actuel. Certaines autorités y sont directement impliquées, à la fois sur le plan organisationnel et sur celui de la surveillance. Les autorités ont recruté un grand nombre de Misseiriya et de Rizeigat comme partie intégrante des Forces de défense populaire (FDP) qui, cette fois, sont effectivement les milices du parti islamiste au pouvoir. Chaque recrue est équipée d'un cheval, d'une arme automatique et reçoit 50 000 livres soudanaises, pour attaquer les villages qui sont soupçonnés par les autorités d'être des partisans du MLPS/ALPS. Les assaillants sont autorisés à conserver toutes les personnes capturées, outre le bétail et d'autres biens, comme butin du djihad mené par le régime.

— Les autorités localisent les villages et les zones rurales qui doivent servir de cibles aux raids afin de priver le MLPS/ALPS du soutien de la population, ceci afin de terroriser les habitants et les obliger à quitter leur terre en brûlant leurs habitations et en incendiant leurs récoltes.

— Le corps armé des al-Marahil englobe les recrues en question, d'autres membres du FDP, et des membres des Forces armées soudanaises. Les citoyens réduits en esclavage, ainsi que leur bétail et d'autres biens, qu'ils soient capturés par les trois partenaires réunis ou bien par l'un ou l'autre isolément, sont ensuite dirigés vers d'autres lieux avec le consentement des autorités soudanaises (Hamoda & Agaw 1999).

En ce qui concerne l'implication des autorités dans les affaires d'esclavage, la section du Caire de l'OSDH est d'un avis nettement afïïrmatif. Remarquons que Hamoda et Agaw utilisent dans leur rapport l'expression « autorités soudanaises » et non le « gouvernement » contrairement au CSI et à Frontline qui emploient ce dernier terme. L'expression les « autorités soudanaises » nous semble mieux appropriée que celle de « gouvernement soudanais », car les islamistes au pouvoir sont trop prudents et trop retors sur la question de l'esclavage pour impliquer directement leur gouvernement. En fait, les « grandes » décisions tactiques et stratégiques ne sont pas entre les mains du gouvernement mais dans celles du parti, le Front national islamique — il se présente aujourd'hui sous les traits du Parti du congrès national — , qui a mis en place de multiples et complexes réseaux pour exécuter ses différentes opérations tactiques et stratégiques.

Sur un autre plan, celui du rôle des assaillants Baggara (Misseiriya et Rizeigat), il nous semble que le Dr. Hamoda — tout comme Ushri et Baldo — fait à tort des Baggara de simples agents « manipulables ». Les remarques de l'écrivain et anthropologue Abdullahi Ali Ibrahim sont à cet égard pertinentes : « Ce genre d'analyses réduit les Rizeigat à un simple instrument du gouvernement dans son effort de guerre contre l'ALPS. C'est grâce à leur méthode non-historique que nos deux auteurs se sont permis cette réduction des Rizeigat. Les Rizeigat ont un point de vue tout à fait autre sur la nature de leur position comme partie originale dans ce conflit. Ils craindraient que l'ALPS, qui est majoritairement Dinka, ne transfère ses activités à la zone frontalière commune entre eux et les Dinka [...] zone qui comporte leurs principales terres de parcours et leurs plus importantes sources d'approvisionnement en eau pendant l'été. L'existence des forces de l'ALPS sur cette zone frontalière pourrait entraver leur déplacement au sud du Bahr al- Arab et détruire ainsi leur zone de nomadisation [...] Les Rizeigat craindraient aussi que leurs traditionnels conflits tribaux [avec les Dinka] ne revêtent une dimension nationaliste [sudiste], ce qui rendrait inutile, voire impossible, la tenue des traditionnels congrès de réconciliation et de réunions tribales pour régler les conflits, comme solution aux problèmes intertribaux [...] L'ALPS a apporté [à ces conflits] une contribution solide pour faire pencher la balance en faveur des Dinka ; et le risque existe de voir transformer les ordres du jour tribaux, sur les pâturages et les animaux, en une revendication nationaliste de l'identité des territoires et du peuple auquel ils appartiennent » (Ibrahim 1995 : 103) « En bref», conclut Ibrahim, « le tissu des agressions entre les Rizeigat et les Dinka repose sur des conflits réels, autour d'intérêts réels, et dans un cadre d'alliances sérieuses [...] Les Baggara sont des alliés du gouvernement et non son instrument » (ibid.) Montrer que les Rizeigat ont leurs propres intérêts, et donc leur propre stratégie et leur propre tactique, n'est pas défendre le régime actuel, ni les régimes nordistes précédents, ou minimiser leur part de responsabilité. Ainsi, le dernier congrès de réconciliation entre Rizeigat et Dinka, c'est-à- dire visant au règlement du dernier des conflits « habituels », date de 1976. Entre 1976 et 1986, les deux tribus connurent en fait une période de dix ans de cohabitation pacifique, de bonne entente et procédèrent même à quelques intermariages ; elle ne fut seulement ponctuée que de quelques incidents individuels (Ushari & Baldo 1987, Hamoda & Agaw 1999).

Les nombreux conflits comptabilisés de 1986 à nos jours, dont la résurgence d'un esclavage « massif » en est le fruit le plus amer, ont été motivés initialement par les craintes réelles, objectivement perçues ou exagérées, des Rizeigat vis-à-vis de l'ALPS. L'ouvrage al-Di'ein Ahadth wa Haqa'iq {Événements et vérités, 1987) rédigé par un groupe d'« intellectuels » Rizeigat énumère plusieurs événements sanglants commis contre eux par les Dinka ou l'ALPS : « En 1986 par exemple, ces forces [l'ALPS] ont attaqué le territoire de Cheik Kokaya al-Kawadji al-Rizeigui. Elles ont tué quatorze personnes et pillé 12 000 (douze mille) têtes de bétail ». À cela s'ajoute des conditions économiques sévères, en particulier la sécheresse, et donc la rétraction des terres de parcours. Il existe aussi des facteurs économiques « artificiels » : la corruption et les activités financières parasitaires subséquentes, essentiellement menées par les éléments du Front national islamiste qui conclurent finalement une alliance avec le général Nimeiry. En 1983, ils l'encouragèrent à proclamer la shari'a comme système de gouvernement. Ils contrôlèrent désormais tous les secteurs de l'économie du pays (principalement les banques), sous le slogan de Г « islamisation de l'économie », ouvrant ainsi la porte à tous les moyens illégaux d'accumulation du capital. Tout devenait bon alors comme moyen de s'enrichir. La décomposition de l'État et l'absence totale de contrôle dans les zones périphériques favorisaient d'autant cet enrichissement.

Après le soulèvement populaire qui renversa le général Nimeiry, c'est essentiellement le Front national islamique, créé par Hassan al-Tourabi, qui s'opposa sur le plan politique à tout projet de solution pacifique du problème Nord-Sud et à toute réforme des institutions. Surtout, le Front national islamique refusa l'annulation des sinistres lois de la shari'a connues au Soudan sous le nom de « lois de septembre ». Les tourabistes qui brandissaient le slogan du djihad créèrent, fin 1985, un corps d'intervention violent appelé Aman ai-Soudan (« Sécurité du Soudan ») afin d'intimider les forces laïques et démocratiques qui proposaient alors une solution négociée du problème Nord-Sud par la tenue d'un Congrès constitutionnel. Les Sudistes, soutenus par les démocrates, et les islamistes s'affrontaient dans les rues de la capitale. Les appels à la « guerre sainte » des intégristes retentissaient dans tout le pays grâce à l'énorme appareil de propagande du Front national islamique, y compris au sein de l'armée n.

• C'est dans ce contexte que les corps armés tribaux, appelés désormais Forces ďal-Marahil, ont été renforcés et associés à l'effort de guerre contre l'ALPS, et par Nimeiry et par al-Sadiq al-Mahdi. Ce dernier, alors pressé par les surenchères de ses alliés tourabistes, qui menaçaient sérieusement sa position de leader islamiste, à la fois sur le plan national et international, se positionnait en dirigeant islamiste intransigeant. C'est ainsi qu'il se targuait d'avoir consacré, en 1986, une partie importante du budget à l'effort de guerre (400 millions dollars). C'est lui qui choisissait, à la suite de son élection comme premier ministre, le général Bourma Nasser, déjà impliqué dans l'affaire de l'armement des « milices » Misseiriya, comme ministre de la Défense. Nous avons là une autre raison, complémentaire, au fait que les Baggara (Misseiriya et Rizeigat) se croyaient d'une certaine manière autorisés par le pouvoir central à attaquer les Dinka.

Rien d'étonnant dès lors à ce que dans une telle atmosphère, des Rizeigat, majoritairement jeunes, trouvent dans la mise en esclavage de Dinka un moyen de se procurer une main-d'œuvre gratuite, et de se faire « un peu d'argent » en les vendant.

Les processus de capture sont ceux de l'esclavage arabo-soudanais traditionnel : la razzia, le voyage en cortège, les cordes pour attacher les captifs, l'incarcération dans des zariba (clôtures d'épineux en pleine nature) et les mauvais traitements. Ces derniers sont exceptionnellement pénibles. Ils ont été largement relatés par différents auteurs, mais les plus significatifs sont ceux rapportés par nos collègues Hamoda Fath al-Rahman et Abdon Agaw(1999):

— « Les personnes capturées sont astreintes à une marche à pieds de six à neuf jours jusqu'à al-Mudjlad et à al-Maryam. Durant ce voyage, bon nombre d'hommes, les mains et les pieds entravés, sont frappés à mort. Plusieurs jeunes gens sont gardés pour la conscription et les femmes sont continuellement violées par les gardes et par les hommes responsables de leur voyage.

— Les enfants sont contraints de faire paître les troupeaux, d'accomplir des tâches domestiques pénibles, et de s'occuper des bébés. Les captifs ne sont pas autorisés à dormir dans les mêmes locaux que la famille du maître, mais à l'étable ou au grenier.

— Les citoyens réduits en esclavage peuvent être vendus à de nouveaux maîtres, qui utilisent les femmes aux travaux des champs, pour la garde des troupeaux, pour puiser l'eau (à des puits souvent très éloignés du village), pour moudre le grain (avec une meule en pierre), etc., sans salaire évidemment. Elles sont obligées de rendre des services sexuels à la demande des maîtres. Le statut des femmes esclaves ne change pas, même lorsqu'elles donnent naissance à des enfants conçus par le maître. Ces enfants ne sont jamais traités comme ceux de l'épouse du maître. Les femmes esclaves et leurs enfants reçoivent des noms arabes.

— Certaines femmes esclaves subissent la circoncision [II s'agit d'une circoncision totale dite « pharaonique ]  afin d'être rendues « propres », ou pour les préparer à devenir des concubines si l'épouse du maître l'accepte [...] ».

Vente clandestine ou marché organisé

Hamoda affirme que certains captifs sont revendus à de nouveaux maîtres dans d'autres villes du Soudan : « même à Khartoum, la capitale ». Quelques cas ont été dénoncés par al-Midane [ Organe aujourd’hui clandestin du Parti Communiste soudanais ] (mars-avril 1999 : 2). Dans un rapport publié par Sudan Update et Anti-Slavary International, Peter Verney (1997 : 17) cite différents cas de vente de femmes et d'enfants Dinka : « Au milieu de l'an 1994 la cour de la ville d'al-Obeid (capitale du Kordo- fan), a entendu la plainte de deux leaders dinka au sujet d'enfants kidnappés lors d'un raid contre le village de Mabior, à côté d'Aweil, en janvier 1987. Ces enfants avaient été transportés via Adila à al-Obeid, cependant seuls trente d'entre eux, dont le nombre était de 486, arrivèrent à la capitale régionale. Les autres auraient été vendus dans d'autres villages, ou bien ils se seraient enfuis ou seraient morts.

Un leader dinka a ainsi découvert un jeune kidnappé, le fils de sa tante, dans la banlieue d'al-Obeid. Il a appris que la sœur du garçon avait été vendue dans les environs de Bara, et deux autres enfants à Um Krédem et à Um Rawaba.

La personne accusée des ventes était un lieutenant-colonel des Forces de défense populaire. Après trois cessions de la cour les enfants ont été rendus à leurs parents le 18 août (1994). On pourrait multiplier les exemples. »

Quant aux allégations de ventes organisées vers l'étranger, les témoignages sont rares, voire « quasi inexistants », selon Alex de Waal (1997 : 53) : « II n'y a pas de preuve d'une vente de ces esclaves à d'autres pays. Cela ne veut pas dire que des cas individuels de tels abus ne se soient pas produits ». De son côté, Abel Aleir (1992 : 270) cite le cas d'un garçon vendu à un Égyptien « qui a été contrôlé à la frontière alors qu'il était en train de gagner l'Egypte ». Cela ne signifie pas que les « chercheurs de l'enrichissement parasitaire » hésiteraient à le faire si les conditions en étaient favorables.

Les auteurs s'accordent pour affirmer l'« inexistence » d'un marché d'esclaves. Peter Verney « ridiculise » l'idée de l'existence de marchés de vente d'esclaves à Nyamlel et Manyal avancée par des « sources étrangères » (foreign accounts). Il a raison. Il faut noter, en effet, que les villages de Nyamlel et Manyal se trouvent tous deux dans les territoires occupés par l'ALPS. « Cela », dit Verney, « fait venir à l'esprit la question suivante : l'ALPS tolérerait-il la pratique du commerce d'esclaves sur son territoire ? »

Quant aux « informations » attribuées par Verney à « des Sudistes », selon lesquelles il existerait « des transactions à al-Mazroub, (50 km au nord- ouest d'al-Obeid) comprenant des esclaves », le fait a été catégoriquement rejeté par nos propres informateurs MM. Hassan al-Nour (Baggara Béni Halba) et Mohammed Abd al-Halym (Hamar), tous deux sympathisants de l'ALPS.

En bref, le crime d'esclavage existe bien dans le Soudan d'aujourd'hui. Il est à la fois un « sous-produit » de l'injustifiable guerre civile que mènent les différentes élites islamistes contre le Sud, et un fruit pourri des séquelles de l'institution historique de l'esclavage au Soudan. Séquelles et emprunts de la honte dont les responsables sont essentiellement les élites ministrables, néo-coloniales, féodalo-capitalistes, arabo-islamistes du Nord-Soudan. Quelle que soit l'ampleur du phénomène, que sa pratique se limite aux frontières du Soudan ou s'étende à l'échelle régionale (ou mondiale), le fait n'a pas beaucoup d'importance, l'essentiel étant l'atteinte portée à la dignité de l'homme. Constatons avec Mansour Khalid (1987 : 23) que : « Ce qui est exécrable dans l'esclavage ce n'est pas [seulement] la perte de la liberté, pour détestable que ce soit, mais le reniement de la valeur [humaine] ». Or, l'heure n'est pas encore venue d'affirmer, ni pour les élites au pouvoir ni pour la masse des partisans mystifiés qui les suivent, que les Dinka — comme toutes les populations négro-africaines de notre pays — , peuvent véritablement posséder une quelconque valeur qu'il faudrait respecter. Jusqu'à maintenant, seul le bruit des canons leur a « appris » à faire semblant de « reconnaître » à ces populations le droit à la citoyenneté.

Il faut tenir compte de l'extrême complexité de la situation afin d'analyser, juger et agir avec rigueur et justice. Il faut surtout rompre avec certaines représentations « occidentales » (ou autres) du Soudan par trop simplistes. La plus déroutante de ces représentations est celle qui répartit les habitants du Soudan en deux catégories distinctes : les Arabes du Nord et les Africains du Sud. C'est ainsi que Le Petit Larousse (1995) affirme à l'entrée Soudan : « Le pays, le plus vaste d'Afrique, compte plus de 500 ethnies partagées entre des populations blanches, islamisées et arabophones, dans le Nord, et des populations noires, animistes ou chrétiennes, sans unité linguistique, dans le Sud, diversité qui explique de graves tensions internes ».

Même certaines sources plus spécialisées ne se préoccupent guère mieux d'une description rigoureuse de la composition ethnique particulièrement compliquée des populations soudanaises. Contentons-nous d'affirmer (mais en est-il vraiment besoin ?) que les populations soudanaises dans leur écrasante majorité, y compris celles que l'on appelle « Arabes », sont noires. Et ces populations « arabes » sont tout autant africaines que les  populations du Sud. Simplement, la noirceur de la peau varie dans le Nord en fonction du degré de métissage subit par les régions. Les caractéristiques corporelles (couleur de la peau et traits faciaux) qui dominent dans le Nord sont de « type éthiopique », type répandu dans toute la Corne de l'Afrique (dit de l'homme d'Oldway selon les spécialistes d'anthropologie physique). Mais la couleur de peau proprement noire et les traits négroïdes n'y sont pas rares. On peut les rencontrer dans toutes les familles. Les caractéristiques physiques peuvent y différer considérablement même entre frères et sœurs. À l'inverse, dans le Sud, des populations à teint relativement clair existent. Ainsi, chez les Azande de la province de l'Equatoria la couleur de la peau peut aller du brun foncé jusqu'au jaune. Il est parfois absolument difficile de distinguer entre un(e) Azandé(e) — je dirais même un(e) Dinka — et un(e) nordiste dits « fils ou fille d'Arabes », surtout dans la zone frontalière entre les Dinka et leurs voisins Baggara. On peut suggérer encore plus cette intrication en constatant que la majorité des Soudanais du Nord sont historiquement, géographiquement et ethniquement parlant des métis arabo-africains. On sait que le Nord-soudanais, berceau des civilisations de la Nubie, a connu, comme l'admettent tous les historiens de l'Antiquité, des vagues successives d'immigrations venant du Nord (Egypte, Mésopotamie, Arabie, et même pour certaines de l'Inde) et du Sud (région des Grands Lacs, par exemple). Les spécialistes s'accordent pour affirmer que la Nubie antique, tout en restant profondément négro-africaine, a toujours su absorber les immigrants, ethniquement et culturellement.

La « dernière » de ces vagues d'immigrations massives est celle des Arabes. La plupart d'entre eux ont épousé des femmes du cru afin de bénéficier du système d'héritage matrilinéaire en vigueur chez les autochtones et s'emparer du pouvoir qui fonctionnait selon ce système. Ils jetaient ainsi les bases socio-politiques d'une arabisation culturelle massive des populations du Nord. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans les arcanes compliqués de l'arabisation ou de l'arabité du Nord-Soudan. Remarquons seulement que la majorité écrasante de ceux que l'on nomme les « Arabes du Nord-soudanais » sont en effet le résultat d'un métissage complexe. À une période historique très difficile à repérer, ces métis ont commencé à nier leur part africaine (ou toute autre part) en établissant des arbres généalogiques « purement arabes » (souvent même avec pour ancêtre un compagnon du Prophète). Ils se sont interdits d'épouser des négroïdes qu'ils réduisaient désormais en esclavage. Les Arabes « purs » sont restés largement à l'écart au sein des déserts d'al-Boutana, de Kassala, du Kordofan et du Darfour. Ceux-là ne sont pas non plus très respectés des métis arabo-africains du Centre-Nord qui les traitent de « Bédouins bruts non civilisés ». À l'inverse, ces derniers se voient comme les « vrais Arabes » et ne reconnaissent pas tout à fait l'arabité des métis et des arabisés. Ainsi, pour les Kawahla , les Dja'aliyn  seraient des Nouba (Nubiens) .

Il convient de signaler que dans le classement des huriyn (gens libres), qui fonctionne selon le degré de sang arabe, ou l'absence de racines négroïdes, les Baggara occupent le bas de l'échelle. Jusqu'à une date récente, peut être même jusqu'à aujourd'hui encore, les Arabes et les arabisés du « Nord propre » ne se mariaient pas avec eux. La poésie populaire des Dja'aliyn abonde en témoignages où l'on traite les Baggara comme des esclaves, surtout à l'époque de Mahdiyya. Les Baggara étaient les partisans les plus nombreux du Mahdi et les parents de son calife Abdullhi al-Ta'ayshi dont les soldats (Baggara) avaient saccagé la région de Shandi (capitale des Dja'aliyn). C'est là l'une de ces absurdités dont se compose la trame des idéologies racistes aux fondements esclavagistes au Soudan. Certes, les Baggara n'ont pas été soumis à l'esclavage. Les raisons en tiennent peut-être à leur islamisation et aux traces de sang arabe qui coulent dans leurs veines. Mais c'est certainement tout autant grâce à leur bonne organisation sociale, et surtout militaire.

De fait, tout en regardant leurs voisins négroïdes (Nilotes, Nuba, Fur, etc.) comme inférieurs, les Baggara ont eux-mêmes été victimes de l'infério- risation que projettent sur eux les Arabes et les non négroïdes du « Nord propre ». Ils partagent avec leurs voisins négroïdes, de l'Ouest et du Sud du Soudan, une sorte de rancœur vis-à-vis des Djallaba  du « Nord propre » et des Arabes nomades qui vivent parmi eux. C'est ainsi qu'il existe aujourd'hui une espèce de protestation commune et de solidarité médite entre les populations de l'Ouest du Soudan (Abdel Madjid 1998), dont les Baggara. Objectivement les Baggara ont tout intérêt à se solidariser avec les Dinka sur le plan des revendications de l'égalité citoyenne et pas seulement pour des intérêts économiques (pâturages, développement, etc.). On voit que les conflits entre le Nord et le Sud du Soudan ne sont pas réductibles, schématiquement, à un conflit entre « Arabes du Nord et Africains noirs du Sud ».

Il ne s'agit pas non plus d'un conflit essentiellement suscité par un différend religieux. En effet, les élites ministrables du Nord (comme celles du Sud) n'ont jamais été si pieuses que cela. Leur principal souci est le pouvoir et les honneurs qui s'y attachent. Quant aux populations, qu'elles soient du Nord ou du Sud, elles n'ont jamais été préoccupées par la question religieuse à un point de fanatisme allant jusqu'au refus de l'autre. La vie socioculturelle, même dans les quartiers populaires, fourmille de cas où des gens de différentes religions, de différents pays cohabitaient, non seulement dans la dignité et le respect réciproque, mais aussi dans l'amitié et l'affection profonde. Le témoignage de notre ami Majdi (chrétien copte) est éclairant à cet égard : « Je ne savais même pas que l'islam et le christianisme étaient deux religions différentes. À l'école primaire je guidais les prières des musulmans. Jusqu'à ce qu'un jour mon père m'explique que j'étais chrétien. Avec l'arrivée des intégristes au pouvoir cette situation a été bouleversée de fond en comble. Beaucoup de coptes quittent le Soudan aujourd'hui sous l'effet de la répression ». De son côté, François Iliya Aziz parlant de son expérience de copte vivant dans une importante zone urbaine arabo- islamique du Nord-Soudan déclare : « Je suis né à Oudourmane , quartier al-Morada [un quartier populaire]. Ma famille avait une très bonne relation avec les gens du quartier et la question de la religion n'a jamais été évoquée de toute notre vie avant l'apparition de l'intégrisme et son renforcement avec la déclaration de la shari'a par Nimeiry et ses alliés les Frères musulmans. Je me rappelle alors qu'un jour ayant été invité à un dîner de mariage, un jeune intégriste a manifesté son refus de participer au repas en ma présence. Je n'ai fait aucun commentaire. En effet, je n'en ai pas eu besoin, car ce sont les gens du quartier qui ont répondu au jeune homme en qualifiant son comportement d'absolument ridicule et inadmissible. Non, ce n'est point vrai de dire que les musulmans au Soudan sont contre les chrétiens. Il ne s'agit que d'une minorité d'intégristes [...] ».

Existe-t-il une possibilite de solution ?

Notre réponse à cette question est positive. Nous croyons même que la possibilité d'un dépassement des séquelles du racisme et de l'esclavage au Soudan n'a jamais été aussi envisageable qu'aujourd'hui, et cela pour plusieurs raisons.

Une trentaine d'années de guerre montrent désormais l'échec d'une solution militaire. Au contraire, la rébellion sudiste se renforce et remporte des « victoires ».

La sécheresse qui a affecté les zones de pâturages dans les territoires Baggara « oblige » ces nomades à rechercher des accords durables avec leurs voisins sudistes. D'autant que ces derniers possèdent des armes sophistiquées et une expérience de la lutte armée qui les rendent aptes à riposter efficacement. La majorité des chefs et des populations Baggara semble être aujourd'hui de cette opinion. Ils condamnent la pratique de l'esclavage et la qualifient de « comportement honteux des groupuscules irresponsables » et affirment que ceux-là ne sont pas représentatifs du point de vue de leurs tribus (Rizeigat et Misseiriya).

À l'échelle nationale, les fruits amers d'une politique d'arrogance et de chauvinisme racial et religieux (les guerres, les famines, la corruption) que nous avons récoltés après une quarantaine d'années d'indépendance, nous ont appris à penser autrement. L'Alliance nationale démocratique qui regroupe l'écrasante majorité des forces politiques et syndicales est convaincue de la nécessité d'un changement profond des institutions fondé sur les principes de l'égalité dans la citoyenneté, le respect des droits de l'homme et le respect de la différence et de la diversité.

Mais c'est surtout l'expérience de l'arrivée au pouvoir des intégristes islamistes qui a mis en évidence les dangers d'un État fondé sur la religion.

La majorité des musulmans soudanais s'opposent aujourd'hui à ce genre d'État.

Il restera sans doute un énorme travail à accomplir pour effacer les séquelles de l'esclavage profondément enracinées dans l'inconscient collectif. Notamment, sur le plan théorique, en développant une approche critique et autocritique de l'histoire socio-politique et socio-culturelle du pays. De nombreuses initiatives individuelles (intellectuels) et collectives (formations politiques de gauche), allant dans cette direction existent déjà, mais on ne peut pas dire qu'elles sont bien tolérées.

Quant aux « solutions » proposées par des organisations de militants chrétiens, notamment CSI et Frontline, elles nous semblent assez problématiques, pour ne pas dire simplistes ; elles risquent même d'aggraver le problème. Ainsi, racheter des personnes réduites en esclavage revient, en quelque sorte, à reconnaître les malfaiteurs. Et en raison d'une situation économique extrêmement dégradée, et de la quasi légalisation des activités économiques parasitaires, cette « solution » peut aboutir à la création d'un véritable marché noir de « marchandises humaines ». Alex de Waal et Peter Verney voient les choses ainsi. C'est aussi l'avis de la majorité des auteurs soudanais y compris la plupart de ceux qui travaillent dans des ONG. Mais nos collègues Hamoda et Agaw adoptent un point de vue différent, car selon eux : « Pour répondre à ceux qui croient que le rachat des personnes soumises à l'esclavage constituerait un danger [...] notre organisation  ne voit pas pour le moment d'autres alternatives. Et puisque cela est la seule solution disponible, nous l'approuvons comme moyen pratique de récupérer ceux qui subissent l'esclavage ». Affirmation peu convaincante puisque les mêmes auteurs écrivent : « Notre rapport ne visait pas à généraliser l'accusation à toutes les tribus (Rizeigat et Misseiriya). Une telle généralisation serait abusive et illogique. Nous avons précisé que le régime recrutait quelques jeunes gens de ces tribus. Les deux tribus s'investissent, en effet, avec beaucoup d'efficacité pour mettre fin à ce phénomène. Elles s'entendent avec les Dinka pour assurer le retour chez elles des personnes réduites en esclavage. » Voilà donc l'une des bases solides d'une alternative possible.

Si les organisations militantes chrétiennes ou d'autres ont un rôle à jouer, ce n'est pas d'agir à la place des intéressés, en l'occurrence les Soudanais. Ce qui est inadmissible de la part de ces organisations, c'est leur esprit protectionniste et paternaliste. Par contre, dans leurs efforts acharnés pour rétablir la démocratie et construire une société civile digne de son nom.

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